Chapitre 3
C’était bien le coup de chien demandé ; le vent hala le nord tout en forçant jusqu’à atteindre, le troisième jour, l’est nord-est, d’où il souffla en violent coup de vent pendant deux quarts de suite sans varier le moins du monde ; après quoi, la Surprise étant sous misaine au bas ris et voile d’étai de cape sur l’artimon, il se mit à tournicoter de la manière la plus bizarre et avec plus de force encore.
Au creux du quart de minuit, à plus de trois heures du matin et la pluie balayant le pont en rideau presque compact, Tom Pullings quitta sa bannette, enfila son ciré et grimpa l’échelle pour voir comment Davidge s’en sortait. La plus grande partie de la bordée était dans l’embelle, abritée sous le fronteau du gaillard d’avant du plus gros des embruns, de la pluie et de l’eau arrachée à la mer ; les quatre hommes de barre et l’officier debout derrière eux, un bras autour du mât d’artimon, recevaient directement le choc et gardaient la tête baissée pour pouvoir respirer. Davidge était un marin expérimenté, capable, et qui avait rencontré en son temps quelques mers monstrueuses ; pourtant il répondit à Pullings qui l’interrogeait en rugissant, les mains en porte-voix au ras de son oreille :
— Assez bien, monsieur, je vous remercie, mais j’avais envie d’appeler le capitaine. Chaque fois qu’on rentre un peu dans le vent, la barre a une espèce de sursaut, comme si les drosses glissaient sur le cylindre ou commençaient à s’user.
Pullings se glissa parmi les hommes de barre – tous Shelmerstoniens, en fait –, saisit les poignées de la roue, attendit que la frégate remonte après une forte lame qui avait repoussé son étrave sous le vent, sentit l’hésitation familière, sourit et lança :
— Ce n’est qu’un de ses petits caprices dans ce genre de temps. Elle l’a toujours fait. On peut le laisser dormir en paix.
À ce moment, une série particulièrement prolongée et violente d’éclairs illumina les nuages noirs et bas, le navire ruisselant ; un énorme coup de tonnerre éclata presque à portée de main ; le vent tourna sans le moindre avertissement, remplit la voile d’étai à l’éclater et fit lofer la Surprise de quatre quarts, la poussant à vitesse considérable dans une lame extrêmement haute. Au premier plongeon, tout le gaillard d’avant s’enfonça profondément dans l’eau verte. Le navire tangua sous un tel angle et avec tant de force que Jack, assommé de sommeil dans sa bannette après trente-six heures sur le pont, fut violemment projeté contre les barrots au-dessus de sa tête.
« J’ai bien l’impression qu’elle ne remontera plus », se dit Pullings : la lueur de la lampe d’habitacle montra la même attente grave de la fin dernière sur le visage des hommes de barre. Tout parut se dérouler très lentement : le beaupré et une partie du gaillard surgirent, noirs comme une baleine dans les tourbillons blancs ; l’énorme masse d’eau emplissant l’embelle déferla vers l’arrière, inondant le gaillard et défonçant la cloison de la chambre. Dans les éclairs à peu près continus, on put voir les hommes de quart se cramponner en grappes aux lignes de vie gréées depuis longtemps de l’avant à l’arrière entre les canons ; et avant que l’eau se soit écoulée par les dalots du gaillard, on vit Jack Aubrey grimper l’échelle en chemise de nuit.
— Répond-elle ? s’écria-t-il, et sans attendre la réponse il prit la barre.
Le courant subtil des vibrations entre les poussées des vagues successives sur le gouvernail lui indiqua que tout allait bien : son navire gouvernait, comme il l’avait toujours fait. Mais quand il baissa la tête pour regarder le compas, son sang tombant sur le verre rougit la lampe d’habitacle.
— Vous êtes blessé, monsieur, dit Pullings.
— Au diable, dit Jack en poussant sur la roue pour vider les voiles. À ferler la misaine. Ho là-bas, de l’avant, remuez-vous. Du monde aux cargue-fonds de misaine.
Ce fut en fait le dernier des plus effrayants caprices de cette tempête. Au changement de quart, le vent, revenu à l’est nord-est, balaya les nuages qui cachaient la lune et fit apparaître une vision assez lugubre – bâton de foc, vergue de civadière et minots emportés, beaupré et vergue de misaine fendus, bôme de brigantine cassée, ainsi que bon nombre de cordages –, lugubre, mais nullement désespérée ; aucun homme ne s’était perdu, fort peu d’eau avait pénétré en bas, et si la grand-chambre était nue, humide, austère et, sans sa cloison, privée de toute intimité, à l’heure du petit déjeuner la frégate filait honorablement cinq nœuds sous hunier seul dans un coup de vent modéré et mollissant ; les feux de la cuisine étaient en pleine action et Killick avait retrouvé son moulin à café dans les fonds, où une rafale déraisonnable l’avait projeté quand l’aide – charpentier était descendu sonder la sentine.
Jack Aubrey avait autour de la tête un bandage ensanglanté qui lui cachait un œil ; il portait habituellement ses longs cheveux jaunes sagement nattés et resserrés avec un large ruban sur la nuque, mais il n’avait pas encore eu le temps de laver tout le sang coagulé qui s’y était accumulé et ses boucles raidies se dressaient dans toutes les directions, lui donnant un aspect tout à fait inhumain ; il était pourtant satisfait de la manière dont l’équipage s’était comporté – pas de plainte sur la nourriture alors qu’ils étaient réduits aux biscuits, fromage et petite bière depuis trois jours, pas de réticence quand on leur demandait de manœuvrer, pas de tentative pour se cacher en bas, pas de regards narquois – et son œil unique avait une expression bienveillante.
— Il est assez remarquable, observa-t-il au petit déjeuner, qu’au cours de tant d’années de mer je n’aie encore jamais rencontré un charpentier incompétent. Des boscos, oui, parce qu’ils jouent souvent aux tyrans et rendent les hommes maladroits. Et même des canonniers, que l’on ne peut pas toujours convaincre d’accepter le moindre changement. Mais pas des charpentiers : ils semblent être nés avec leur métier chevillé au corps. Notre Mr Bentley a presque fini le minot bâbord et le beaupré est déjà jumelé ; nous pouvons… pourquoi diable gueulent-ils comme ça dans l’embelle ?
En se penchant pour regarder vers l’avant sous le long surplomb du gaillard, il vit les hommes chargés de réparer l’amarrage des canots, tous debout et criant à l’intention de la vigie en tête de mât.
— Je vous demande pardon de ne pas avoir frappé, monsieur, dit Pullings entré en courant, mais il n’y a rien sur quoi frapper. Une voile, monsieur, coque noyée, sous le vent.
— Coque noyée ? Dans ce cas nous avons le temps de finir notre café, dit Jack. Asseyez-vous, Tom, et laissez-moi vous en verser une tasse. Il a, un goût un peu bizarre mais du moins il est chaud et humide.
— Chaud et humide certes, monsieur, dit Pullings, et à Maturin : J’ai peur que vous n’ayez eu une nuit bien fatigante, docteur. Votre chambre est vraiment un foutoir épouvantable, si vous me permettez l’expression.
— À un moment je me suis trouvé fort mal à l’aise, je dois l’admettre, dit Stephen. Il me paraissait dans mon rêve que quelque main criminelle avait laissé la porte ouverte et que j’allais être exposé à l’humidité atmosphérique. Mais ensuite je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de porte du tout, mon esprit s’est calmé et j’ai pu dormir.
Immédiatement après le petit déjeuner, la Surprise guinda ses mâts de perroquet. Il était vite apparu que la chasse n’était pas de très grande importance ; pourtant Jack entreprit d’augmenter méthodiquement la voilure jusqu’à ce que la frégate lève une belle vague d’étrave et que l’eau se mette à chanter le long de ses flancs en une longue courbe, traçant un sillage aussi droit et urgent que si elle était à la poursuite du galion de Manille. Avec le vent à présent par la hanche tribord, elle pouvait tout juste porter des bonnettes basses au vent. C’était la première fois que Jack la faisait vraiment marcher depuis qu’ils avaient quitté Shelmerston ; la première fois que les nouveaux matelots voyaient de quoi elle pouvait être capable. La vitesse plaisait à tous à bord, et non seulement la vitesse mais la vaillance du navire – la manière dont il prenait les lames sous l’étrave et les rejetait de côté. Le vent, quoique plus modéré, soufflait à présent en travers du courant et de la houle restante, qu’il hachait vilainement ; cependant la Surprise courait dans cette mer courte et irrégulière avec une aisance sans pareille et quand on fila le loch à quatre coups du quart du matin, que dix nœuds défilèrent du touret, ce fut une acclamation universelle.
On ne pouvait guère envisager de difficultés ; cependant Jack fit envoyer les hommes dîner de bonne heure, bordée par bordée ; et la plupart revinrent très vite avec en main ce qu’ils pouvaient transporter, pour ne rien perdre. Le chassé avait été reconnu assez vite comme un voilier à gréement longitudinal, en avarie, et plus il se rapprochait, plus la probabilité que ce fût la goélette échappée à Babbington augmentait. Le mât de misaine était sain et portait voile basse, petit hunier et une belle série de focs, tandis que son équipage travaillait dur à gréer un grand mât de fortune. Mais ce fut en vain : même s’il réussissait à établir une grand-voile, on l’aurait bientôt rattrapé. Intacte et au louvoyage, la goélette avait pu battre le Tartarus ; mais endommagée et surtout aux allures portantes, elle ne pouvait espérer l’emporter sur la Surprise.
— C’est donc une goélette, dit Martin tandis qu’ils l’observaient du gaillard d’avant. Comment le savez-vous ?
— Elle a deux mâts. Ils essaient à présent de mettre en place le deuxième.
— Mais les bricks, ketchs, lougres, galiotes et dogres ont aussi deux mâts. Quelle est la différence ?
— Courlis et corlieux ont une similitude générale et l’un comme l’autre ont deux ailes ; mais sauf pour l’observateur le plus superficiel, la différence est évidente.
— Il y a une différence de taille, de marque à la tête et de voix.
— À l’exception de la voix, c’est à peu près la même chose pour ces navires à deux mâts. L’œil accoutumé, dit Stephen non sans une certaine suffisance, distingue immédiatement l’équivalent des marques à la tête, des barres alaires et des pieds semi-palmés.
— Peut-être y viendrai-je avec le temps, dit Martin, mais il y a aussi les lougres, charbonniers, harenguiers. (Il réfléchit un moment et poursuivit :) Toutefois, il est quand même assez curieux qu’en dehors de quelques bateaux de pêche au pilchard au large du Lizard et de deux vaisseaux de guerre, ce soit le premier navire que nous apercevions depuis tant de jours. Je me souviens de la Manche comme fort encombrée de navigation – vastes convois, parfois sur plusieurs milles, et navires isolés ou en petits groupes.
— Je crois, dit Maturin, que pour le marin les chemins sont tracés à travers l’océan selon le vent et le temps : il les suit avec aussi peu de souci ou de réflexion qu’un chrétien descendant Sackville Street, traversant le pont Carlisle, passant devant Trinity College pour atteindre Stephen’s Green, repaire des dryades, chacun de ces lieux plus élégant que le précédent. Le capitaine Aubrey, en revanche, a pris soin d’éviter ces chemins ; comme le font d’ailleurs les contrebandiers que ce désagréable cotre recherchait. Je ne doute guère que ce navire là-bas, cette goélette, soit l’un d’entre eux.
En ceci, le docteur Maturin se trompait : certes la goélette était construite pour la vitesse et aurait fort bien pu transporter de la contrebande ; mais un œil plus perspicace aurait vu que tandis que son petit équipage s’affairait furieusement sur les galhaubans et la vergue de grand-hunier, un autre groupe d’hommes et trois femmes étaient rassemblés au couronnement, faisaient des signes et appelaient – image parfaite d’une prise recapturée, ou plutôt d’une prise sur le point d’être recapturée.
La Surprise se rapprocha et vint bord à bord, déventant les voiles de la goélette : elle tira un coup de canon au vent et la goélette amena ses couleurs.
— Compagnons, dit Jack Aubrey d’une voix forte, vous connaissez tous les termes de notre accord : si l’un de vous s’oublie au point de voler un prisonnier ou de le maltraiter, ou de piller la goélette, il sera chassé de ce navire. Mettez à l’eau le cotre bleu.
Il s’avéra en fait que la goélette, le Merlin, n’était pas une prise recapturée ; non plus, quoi que pût dire son capitaine – un Américain francophone de Louisiane – qu’un corsaire indépendant : d’après les témoignages terriblement prolixes mais concordants des prisonniers libérés, il apparut qu’elle était la conserve d’un navire beaucoup plus formidable, le Spart an, armé par un consortium franco-américain pour s’attaquer au commerce antillais des Alliés.
Jack connaissait fort bien le Spartan pour l’avoir poursuivi deux jours et deux nuits par temps beau et mauvais, très mauvais. Il avait la plus haute opinion de son capitaine en tant que marin, mais fut pourtant étonné d’apprendre qu’il avait capturé pas moins de cinq prises au cours de cette croisière – deux navires sucriers de Port Royal dont la lenteur les avait séparés de leur convoi dans la nuit et trois autres navires des Indes occidentales avec des cargaisons de plus grande valeur encore, indigo, café, bois de campêche, ébène, mûrier des teinturiers et cuir, qui, étant rapides à la voile, avaient tenté seuls leur chance – et plus étonné encore d’apprendre qu’ils étaient tous les cinq au mouillage dans le port de Horta, à Fayal, tandis que les capitaines, les épouses de ceux qui naviguaient dans le confort marital et les courtiers avaient été renvoyés en France à bord de la goélette pour y prendre les arrangements nécessaires afin de payer leur rançon personnelle, celle de leur navire et celle de leur cargaison.
— Pourquoi, au nom du ciel, n’est-il pas rentré chez lui aussi vite qu’il le pouvait avec un butin aussi prodigieux ? demanda Jack. Je n’ai jamais entendu parler d’un navire privé qui obtienne un résultat aussi stupéfiant en une brève croisière ; pas plus qu’en une longue, d’ailleurs.
La réponse était assez évidente, mais personne ne la découvrit avant le soir. Le capitaine de la goélette ne révéla rien et son petit équipage en était bien incapable, ignorant totalement le plan général, cependant que l’esprit de Jack et de Pullings était beaucoup trop occupé avec les anciens prisonniers, les nouveaux prisonniers et le réarmement de la prise.
Le capitaine américain, les marchands et leurs épouses avaient aussitôt embarqué sur la Surprise et en temps normal, par simple décence, Jack les aurait invités à dîner – l’heure des officiers approchait rapidement. Mais pour l’instant il n’avait pas de chambre pour les nourrir ; ni rien qu’il pût mettre sur la table si la chambre avait existé.
— Monsieur Dupont, monsieur, dit-il au capitaine américain conduit à l’arrière pour, dans une intimité raisonnable, montrer les papiers du Merlin, vous pourriez m’obliger extrêmement si vous y consentiez.
— Je serais heureux de faire tout ce qui est en mon pouvoir, monsieur, répondit Dupont, scrutant d’un air de doute le personnage qui lui faisait face : les capitaines corsaires avaient une solide réputation de rapacité brutale et Jack Aubrey, grand, maigre, pas lavé, le menton hérissé de poils jaunes, son bandage encore plus sanglant du fait de son activité récente et ses cheveux raidis de sang séché encadrant son visage comme une horrible perruque de femme teinte, était une silhouette dont les épouses des marchands s’étaient détournées avec une horreur silencieuse, malgré leur habitude de la mer. Tout ce qui pourrait être à la portée de mes faibles moyens.
— Le fait est que nous sommes à court de provisions. Pour le bien du navire et pour le mien, je serais désolé d’être obligé de vous offrir ainsi qu’à ces dames un dîner constitué de bœuf salé, de pois secs et de bière si petite qu’elle est à peine buvable.
— Je suis à vos ordres, monsieur, je vous en prie ! s’exclama Dupont qui avait craint quelque chose de beaucoup plus désagréable. Mes vivres ne sont pas négligeables, bien que le thé soit à peu près terminé ; et mon cuisinier, s’il est noir, n’est pas sans compétences – je l’ai racheté à un homme qui avait le culte de son ventre.
C’était là certes culte bien erroné, mais après un tel coup de vent et tant de jours où ils avaient été pratiquement réduits aux biscuits du bord, le capitaine et les officiers de la Surprise y virent quelque avantage. Même leurs hôtes furent agréablement surpris, car si l’homme noir les avait toujours bien traités, il se déchaîna soudain de manière extraordinaire : son vol-au-vent fit ouvrir très grand les yeux aux dames, et sa tarte aux pommes fut digne de chez Fladong.
Les Surprises l’attribuèrent à son bonheur et à sa gratitude car à peine avait-il embarqué que Killick, naturellement chargé de ce genre de chose en tant que valet du capitaine, le prit par le bras et lui dit lentement, pensant que peut-être il ne comprenait pas : « Toi homme libre maintenant, hourra », faisant le geste d’être libéré de menottes pour indiquer que dès l’instant où le Noir avait posé le pied sur un navire anglais, il n’était plus esclave.
— Toi (en lui touchant la poitrine) homme libre.
— Pardonnez-moi, monsieur, dit le Noir, je m’appelle Smith.
Mais il parlait si doucement, pour ne pas offenser, qu’au milieu des acclamations joyeuses ses paroles n’eurent pas la moindre influence sur l’opinion publique.
Le festin se déroula dans le carré, avec Jack Aubrey à présent nettoyé et présentable à une extrémité de la longue table et Pullings à l’autre ; et quand il fut enfin terminé, Stephen et l’homme assis à sa droite allèrent se promener du côté sous le vent du gaillard d’arrière, fumant de petits cigares de papier à la manière espagnole. Ils conversaient en espagnol, d’ailleurs, car le compagnon de Stephen, Jaime Guzmán, était un Espagnol, originaire d’Ávila en Vieille Castille, associé de la firme de Cadix qui avait acheté la plus grande part du mûrier des teinturiers embarqué sur le William and Mary capturé : il pouvait dans une certaine mesure parler un anglais commercial, mais n’avait pas depuis bien longtemps échangé une parole avec les autres prisonniers. De nature communicative, mais depuis des semaines privé de la parole, il bavardait à présent avec une volubilité presque inquiétante.
— Ces femmes, ces femmes odieuses, odieuses, dit-il, la fumée lui sortant de la bouche et du nez, n’ont jamais voulu m’accorder ce plaisir, même pendant le voyage d’aller. Chattes lubriques. Mais même en dehors de cela, je les ai toutes trouvées profondément désagréables. À un moment j’ai pensé les aider à s’améliorer ; puis j’ai réfléchi que quiconque lave la tête d’un âne perd son temps et son savon. Aucune de ces personnes n’aurait jamais été reçue à Ávila : la grand-mère de votre parrain n’aurait jamais consenti à les recevoir.
Un compte rendu de l’Ávila de la jeunesse de Guzmán déboucha sur des observations concernant la ville d’Almadén, où le frère de Guzmán surveillait le côté commercial des mines de mercure, et sur Cadix où Guzmán résidait à présent, ville profondément dépravée et abandonnée.
— Comme vous-même, don Estebán, dit-il, je suis un vieux chrétien assagi et j’aime beaucoup le jambon ; mais il n’y a pour ainsi dire pas la possibilité d’avoir du jambon à Cadix. Et pourquoi cela ? C’est parce que sous le prétexte d’être nouveaux chrétiens, les gens sont tous à demi maures ou à demi juifs. Impossible de traiter avec eux, comme mon pauvre frère s’en est aperçu. Ils sont effroyablement déshonnêtes, fourbes, cupides et, comme la plupart des Andalous, cruellement avides de gain.
— Qui veut s’enrichir en un an sera pendu en six mois, observa Stephen.
— Ils ne sauraient être pendus trop tôt ou trop souvent, dit Guzmán. Prenez par exemple le cas de mon pauvre frère. Le vif-argent doit être envoyé au Nouveau Monde, bien entendu : ils ne sauraient extraire l’or sans lui. Quand l’Angleterre et l’Espagne étaient en guerre, on l’envoyait en frégate ; mais de temps à autre elles étaient capturées par la tricherie des méchants employés de Cadix qui disaient aux Juifs de Gibraltar l’heure du départ et même le nombre de sacs – car vous devez savoir, don Estebán, que le vif-argent est emballé dans des sacs en peau de mouton de cinquante livres chacun. À présent que la guerre a changé, aucune frégate n’est plus disponible, les vaisseaux de ligne moins encore ; aussi, ayant attendu des années, mon pauvre frère, pressé et harcelé de tous côtés, a affrété le plus puissant et le plus sérieux des corsaires de la côte, un navire nommé Azul, à peu près de la même taille que celui-ci, pour en transporter cent cinquante tonnes à Carthagène. Cent cinquante tonnes, don Estebán, six mille sacs ! Pouvez-vous imaginer six mille sacs de vif-argent ? (Ils firent plusieurs va-et-vient, en imaginant six mille sacs, puis Guzmán poursuivit :) Mais j’ai peur que la même méchanceté ne soit entrée en jeu. Le Spartan sait très bien que l’Azul devait appareiller voici huit jours et faire escale aux Açores. C’est pour cela qu’il attend. Peut-être l’a-t-il déjà capturé. Mais le principal est ceci – et je le sais parce que les jeunes officiers du Spartan étaient loin d’être aussi discrets que Mr Dupont : à la fin du mois, la frégate américaine Constitution et un sloop passeront aux Açores, en revenant du Sud : le Spartan et sa flottille de prises les rejoindront et regagneront les États-Unis en sécurité.
Jack Aubrey possédait la vertu rare de savoir écouter un récit sans interrompre ; cette fois, il attendit même l’épilogue :
— Je vous dis tout ceci, Jack, comme je l’ai reçu. J’ai des raisons de croire que les paroles de Guzmán à propos des Juifs de Gibraltar sont erronées – il appelle le retour du Saint-Office de tout son zèle ardent – mais je ne crois pas du tout improbable que cette entreprise franco-américaine soit au courant de la présente expédition de mercure. Et il me semble que la bonne foi de Guzmán ne saurait être mise en doute. Que pensez-vous de ses observations à propos de la Constitution ?
— Si Mr Hull l’a toujours, elle sera probablement aussi exacte qu’il est humainement possible ; dans leur marine il a la réputation d’être aussi ponctuel que le vieux Chronos. Nous ne pouvons même pas la regarder, bien entendu : elle porte quarante-quatre pièces de vingt-quatre livres, tire une volée de sept cent soixante-huit livres et a des échantillonnages de vaisseau de ligne. On l’appelle Flancs d’acier. Toutefois…
Sa voix se tut peu à peu et son esprit s’attacha à étudier une carte de l’Atlantique entre 35 et 50 degrés nord, avec les Açores au milieu. Le Spartan devait croiser entre São Miguel et Santa Maria, au vent, pour avoir l’avantage du vent quand l’Azul apparaîtrait ; et à cette époque de l’année, au vent, cela voulait dire à l’ouest ou un peu au nord de l’ouest. Le coup de chien récent pouvait fort bien avoir obligé l’Azul à prendre la cape, mais il pouvait aussi l’avoir fait avancer ; d’autre part, il avait certainement retardé la Constitution, facteur essentiel dans le plan qui commençait à se former dans son esprit – le plan consistant à inciter le Spartan à croire que la Surprise était l’Azul, au moins assez longtemps pour qu’ils puissent en venir à s’accrocher. Les dates, le temps récent, la vitesse probable d’un Azul efficace mais sans sentiment d’urgence et la position réelle de la Surprise se présentèrent à Jack dans l’ordre ; il lui apparut que si la brise restait favorable et si le navire pouvait couvrir cent vingt-cinq milles par jour, il subsistait une possibilité d’être sur place en temps utile. Une possibilité pas très forte, mais valant du moins beaucoup d’efforts.
« Si la brise restait favorable ». Le baromètre avait récemment fait des montées et des descentes erratiques et l’on ne pouvait faire la moindre prévision : la seule chose possible était de poursuivre, sans prévision, et sans plus tarder.
Une fois de plus, Stephen entendit les mots « il n’y a pas une minute à perdre », puis Jack monta en courant sur le pont engager Pullings à mettre tout l’équipage à réarmer le Merlin avec la plus grande rapidité. Au retour, il dit :
— Stephen, voudriez-vous avoir la bonté d’interpréter pendant que j’interroge ce monsieur à propos de l’Azul ?
De par ses relations et son métier, Guzmán en savait beaucoup plus sur les navires qu’un terrien ordinaire et quand il déclara que l’Azul avait trois mâts, qu’il était gréé en trois-mâts barque et qu’il jaugeait environ cinq cents tonneaux, il fut tout à fait convaincant. De même pour sa description d’un navire peint d’un joli bleu, avec ses sabords noirs ressemblant tout à fait à ceux d’un vaisseau de guerre ; mais ces paroles rendirent Jack Aubrey fort pensif. Gréer la Surprise en trois-mâts barque ne présentait pas de difficulté, puisqu’il s’agissait simplement de dégréer la vergue de la voile barrée d’artimon et du hunier d’artimon pour qu’elle ne porte que des voiles longitudinales sur ce mât ; mais cette croisière était prévue comme un simple voyage d’essai et il n’y avait pas beaucoup de réserves à bord. Des sabords noirs, c’était très bien, ils étaient déjà ainsi, n’ayant jamais abandonné le principe du damier Nelson, mais les flancs bleus… c’était une tout autre affaire.
— Faites passer pour Mr Bentley, lança-t-il, et quand le charpentier apparut : Mr Bentley, que possédons-nous en peinture bleue ?
— Peinture bleue, monsieur ? Nous en avons juste assez pour redonner au cotre bleu une couple de couches, étalées minces, fort minces.
Jack réfléchit un moment puis dit à Stephen :
— Demandez, s’il vous plaît, si le bleu est clair ou foncé.
Et quand il apparut que l’Azul était pâle, pâle comme le ciel du petit matin, il se tourna vers le charpentier pour savoir ce qu’ils avaient comme réserves de peinture blanche. La réponse fut presque aussi décourageante : cinquante petites livres, et encore.
— Bon, bon, dit Jack, nous ferons ce que nous pourrons. Dites-moi, Mr Bentley, comment va la goélette ?
— Oh, monsieur, dit le charpentier aussitôt illuminé, notre second petit mât de hune de rechange, avec un baril fixé au pied et un peu de garniture à l’étambrai, lui a fait le plus joli grand mât qu’on puisse imaginer. Le bosco est justement en train de raidir les haubans et dès qu’ils seront enfléchés nous pourrons guinder un très élégant mât de hune.
— Vous avez été bien affairés, Mr Bentley, vous et votre équipe.
— Affairés, monsieur ? Les abeilles ne sont rien à côté.
Les abeilles ne furent rien à côté le lendemain non plus car, au cours de ses promenades nocturnes sur le pont, Jack avait trouvé une solution au problème de la modification de l’aspect extérieur de la Surprise. Plusieurs couches de bleu, bien épaisses, seraient nécessaires pour couvrir les larges bandes noires au-dessus et au-dessous de la ceinture blanche où se détachaient les sabords noirs, et toute la peinture qu’il possédait n’irait pas au-delà d’une seule couche sur la moitié d’un côté : une couche suffirait sur le blanc, elle ne servirait à rien sur le noir. Mais la peinture prend sur la toile. La peinture prend admirablement sur la toile blanche ; et sur une toile blanche un esprit ingénieux peut couvrir beaucoup de surface avec très peu de peinture bleu clair.
Aussitôt que les hommes hors quart furent appelés, aux premières lueurs du petit matin, il eut une longue conférence avec le voilier pour découvrir exactement ce qu’il y avait de plus fin, de plus blanc et de moins indispensable dans la soute à voiles. Il fallut sacrifier un peu de bonne toile numéro huit, mais la plupart de ce qu’ils choisirent était de pauvres étoffes minces, tout juste bonnes à réparer perroquets ou cacatois ; car la Surprise avait été vendue avec tout son équipement et ses voilures, blanchies au soleil et usées dans le Pacifique tropical au cours de son dernier armement.
Quand les ponts furent secs – car rien d’autre qu’un combat imminent n’aurait pu suspendre le nettoyage de ce navire presque impeccable – la toile fut étalée, mesurée, remesurée, essayée contre les parois, marquée avec beaucoup de précision, essayée à nouveau et finalement découpée et peinte. Le travail se faisait sur le gaillard d’arrière, un gaillard d’arrière abrité avec beaucoup de soin. Étant donné la grosseur de la mer et la vitesse indispensable, il n’était pas question d’accrocher des échafaudages sur les flancs, de fixer la toile et de la peindre en place ; le gaillard d’avant était trop confiné et l’embelle, avec ses bômes et tous les canots amarrés en drome, avait trop peu de place libre, cependant que les passavants étaient sans cesse utilisés car cet admirable vent de nord nord-est avait refusé de manière étonnante dans le courant de la nuit (le temps était très instable) et si c’était encore un bon coup de vent à perroquets, il n’était plus ponant que d’un quart, de sorte qu’il fallait sans cesse régler bras et boulines, et barrer avec beaucoup de soin pour tirer le meilleur parti de la frégate.
Quand Stephen surgit sur le pont, par conséquent, il trouva la partie arrière du navire particulièrement encombrée, particulièrement affairée. Comme cela lui arrivait souvent, il avait passé une bonne part de la nuit éveillé à penser à Diana et à voir en esprit des images d’elle, très claires, en particulier une où elle lançait son cheval contre une barrière monstrueuse dont beaucoup d’hommes se détournaient et qu’elle franchissait sans jamais s’arrêter ; puis vers deux heures il avait bu sa potion habituelle, avait dormi tard et s’était levé tout abruti. Le café l’avait fait un peu revivre et il serait resté plus longtemps à le déguster si un coup d’œil à sa montre ne lui avait pas dit qu’il devait être à ses devoirs, à visiter l’infirmerie avec Martin tandis que Padeen, son aide-infirmier actuel, tapait sur un chaudron de cuivre au pied du mât et chantait
Rassemblez-vous, les malades,
Pour l’inspection du bon docteur,
car s’il bégayait épouvantablement dans la vie de tous les jours, il chantait assez bien.
Mais d’abord, Stephen voulait regarder le ciel, souhaiter le bonjour à ses compagnons et voir si le Merlin était à proximité : à peine avait-il escaladé l’échelle, à peine avait-il reçu plus qu’une impression générale de chaleur, de soleil brillant, de ciel superbe et d’une foule de voiles blanches aveuglantes grimpant à son assaut qu’un cri de désapprobation universelle effaça le sourire de son visage.
— Monsieur, monsieur, sortez de là, monsieur.
— Reculez, docteur, pour l’amour du ciel, reculez.
— Il va tomber dans le pot.
Les nouveaux matelots étaient aussi véhéments que les vieux Surprises et beaucoup plus brutaux – l’un d’eux l’appela « grand veau » – car ils avaient très vite compris ce qui se préparait et rien n’aurait pu dépasser leur ardeur à combattre le Spartan ni leur zèle à préparer le combat, tout hypothétique qu’il pût être.
— Tenez bon, dit Jack en le saisissant par les coudes. Ne bougez pas. Padeen, Padeen, holà, apportez d’autres souliers pour votre maître. M’entendez-vous ?
Les autres souliers vinrent. Stephen les chaussa, regarda les bandes peintes en bleu qui s’étendaient jusqu’au couronnement, les visages sévères mais moins implacables tournés vers lui et dit à Jack :
— Oh, comme je suis désolé. Je n’aurais jamais dû regarder le ciel. (Ensuite, au bout d’un moment :) Padeen, c’est à nouveau la figure, je crois.
C’était bien la figure. La joue de la pauvre créature était si enflée que la peau brillait, et il ne répondit que d’un grognement.
On piqua cinq coups. Padeen tapa sur son chaudron et chanta son morceau d’une voix étranglée ; mais bien que la Surprise eût à son bord le nombre habituel d’hypocondres, l’activité sur le pont était si intense, ardente et résolue que pas un seul patient ne se rendit à l’infirmerie, à l’exception de Padeen lui-même. Stephen et Martin le regardèrent tristement : ils soupçonnaient depuis quelque temps une dent incluse, mais il n’y avait rien que l’un ou l’autre pût faire, et le docteur Maturin, ayant pris le pouls de Padeen et regardé à nouveau dans sa bouche et sa gorge, lui versa une dose généreuse de son médicament habituel, lui enserra le visage dans un pansement noué sur la tête en oreilles de lapin et le dispensa de tout travail.
— C’est à peu près votre panacée, observa Martin en parlant du laudanum.
— Du moins, cela fait quelque chose, dit Stephen en haussant les épaules et en ouvrant les mains. Et nous sommes si impuissants… J’ai rencontré un mot remarquable l’autre jour, tout nouveau pour moi : psychopannychie, le sommeil nocturne de l’âme. Je suppose qu’il vous est de longtemps familier, depuis vos études en théologie.
— Je l’associe au nom de Gauden, dit Martin, je crois qu’il jugeait la notion erronée.
— Je l’associe à la pensée du confort, dit Stephen en caressant sa bouteille. Un confort profond, durable ; quoique j’admette ne pas savoir si l’état lui-même est d’une doctrine saine ou non.
— Irons-nous sur le gaillard d’avant ? Je ne pense pas qu’ils nous persécuteront jusque-là.
Ils ne le firent pas : ils étaient bien trop occupés à préparer leur toile à voile et à peindre la bande blanche du côté au vent du navire, au moins en avant des porte-haubans de misaine, en se penchant dangereusement hors des sabords. Le pont du gaillard d’avant était incliné de onze ou douze degrés vers le soleil et la chaleur était merveilleusement agréable après un long hiver anglais désolé.
— Mer bleue, ciel bleu, nuages blancs, voiles blanches, un éclat général : que pourrait-il y avoir de plus plaisant ? dit Stephen. Un peu de mousse joyeuse venue de la vague d’étrave n’a pas d’importance. Et même elle est rafraîchissante. Et le soleil pénètre jusqu’au fond des os.
Après le dîner, repas hâtif, décousu, consommé avec peu d’appétit, les hommes retournèrent à leurs travaux, les chirurgiens à leur contemplation, cette fois assis sur de confortables paillets. Le Merlin, qui naviguait sagement dans le sillage de la frégate depuis l’aube, à une encablure, la rattrapa, filant huit nœuds contre les six de la Surprise car il était beaucoup plus rapide près du vent et, venant bord à bord, annonça que ses hommes prenaient du maquereau aussi vite qu’ils pouvaient retirer les lignes. Mais même ceci, amusement favori des marins – apprécié surtout dans les périodes de vivres réduites –, ne put les détourner de leur tâche. Plusieurs des nouveaux matelots savaient faire la navigation ; la plupart des vieux Surprises avaient une idée assez claire de l’endroit où le navire devrait se trouver pour avoir une chance de découvrir le Spartan en temps voulu ; ils avaient tous vu les officiers prendre la méridienne et ils avaient tous, avec beaucoup de satisfaction, entendu Davidge dire « Midi, monsieur, s’il vous plaît, et 43° 55’ nord », tandis que le capitaine répondait « Merci, Mr Davidge, notez midi ».
Cela voulait dire que pour la latitude ils n’avaient guère que six degrés à parcourir en trois jours ; peut-être fallait-il encore faire un peu d’ouest, mais malgré cela une vitesse moyenne de cinq nœuds devrait convenir tout à fait ; et jusque-là aucun coup de loch n’avait fait apparaître un chiffre inférieur à six. Ils pourraient être au combat, avec beaucoup d’avantages à la clé, le jeudi ; gâcher leurs chances de s’en prendre au Spartan pour quelques maquereaux, des maquereaux espagnols, en plus, serait vraiment stupide.
Malgré cela, entre deux coups de pinceau, Bonden courut à l’avant avec un panier de lignes de pêche ; Stephen et Martin, se partageant les bandes d’un mouchoir rouge comme appât, se mirent à pêcher. Ils avaient à demi rempli le panier, ils avaient aperçu des bonites poursuivant les maquereaux et leurs espoirs fleurissaient, quand résonna le cri lugubre « Homme à la mer ! ».
— Choquez les écoutes ! lança Jack en sautant par-dessus les bandes peintes et jusque sur les hamacs dans leurs filets.
Les hommes se frayèrent un chemin avec la plus grande rapidité, mais toujours avec le plus grand soin, pour rejoindre leurs cordages, et en moins d’une minute on entendit résonner les voiles battant et ralinguant qui se vidaient de vent – un bruit horrible. Jack avait les yeux fixés sur l’homme, un peintre qui s’était penché un peu trop loin, et vit qu’il nageait ; il vit aussi le Merlin pousser la barre à bâbord et mettre à l’eau le canot accroché dans ses bossoirs de poupe, et il reboutonna l’habit qu’il était sur le point d’ôter.
— Masquez le petit hunier, dit-il, et la Surprise ralentit – étrange sensation de mort après cette vie rythmée par l’urgence.
Le canot du Merlin, avec à son bord l’homme rescapé, la rattrapa et, averti par des cris véhéments de ne pas toucher les côtés, s’accrocha à l’arrière. Pullings monta par l’échelle de poupe, puis quelques sacs le suivirent, et enfin l’objet détrempé de leur sollicitude, un Surprise d’un certain âge nommé Plaice, Joe Plaice : il ne fut pas bienvenu à bord malgré les nombreux amis et parents qu’il avait sur la frégate ; on ne le félicita pas d’être vivant.
— Je suis sûr que ce maladroit a aussi lâché son foutu pinceau, dit l’un de ses compagnons comme il passait, tout courbé de honte.
— Vous feriez mieux d’aller vous changer, Plaice, dit Jack froidement, si vos habitudes extravagantes vous ont laissé quelques habits secs.
Et, élevant la voix, il donna la série d’ordres qui remirent progressivement le navire en route – toute manœuvre brutale aurait mis en péril les perroquets, quoique en réalité la brise eût déjà un air déplaisant de vouloir faiblir.
— Comment manœuvre-t-il, Tom ? demanda Jack avec un mouvement de menton vers le Merlin.
— Oh, aussi bien qu’on peut le souhaiter, monsieur, dit Pullings. Sec, marin et facile à barrer. Mais, monsieur, les dames font un raffut cruel : elles insistent pour être conduites immédiatement en Angleterre, vont nous signaler, vont nous faire avoir des ennuis, nous serons déportés à Botany Bay.
— J’ai cru effectivement les entendre crier quand vous nous avez appelés à propos des maquereaux, dit Jack. Vous pouvez leur dire que ce sera bientôt fini. Nous ne pouvons pas rester plus longtemps que jeudi, à moins de nous mettre à manger nos ceintures et la semelle de nos souliers. Je vais être obligé de mettre le monde à la portion congrue dès demain de toute façon : demi-rations. Et même si nous restions ici, je ne pense pas que nous aurions la moindre chance de trouver notre homme plus tard que jeudi. En fait, jeudi est vraiment la limite extrême, peut-être même au-delà.
— Quant aux ceintures et aux semelles, monsieur, j’ai pris la liberté d’apporter quelques réconforts dans ces sacs. Ce sont des offrandes volontaires, ajouta-t-il, voyant le regard réservé de Jack et sentant que le terme « pillage » lui avait peut-être effleuré l’esprit.
— Merci, Tom, dit Jack absent. (Il se dirigea vers l’avant en sifflant et gratta le galhauban.) Si le vent revient au nord et force comme je l’espère et le demande…
— Amen, monsieur, dit Pullings, grattant lui aussi le galhauban.
— …nous vous laisserons probablement en arrière. Ne forcez pas au-delà du raisonnable pour rester proche – n’allez pas au-delà des huniers – mais rendez-vous par 37° 30’ nord, 25° 30’ ouest. Et merci pour les réconforts.
— 37° 30’ nord, 25° 30’ ouest, bien, monsieur, dit Pullings en passant par-dessus la dunette.
Mais en dépit des sifflements et grattages de galhauban – et il n’y avait pas un matelot à bord qui ne suive pas l’exemple de son capitaine – le vent mollit de façon écœurante tout au long du jour et de la nuit, de sorte que le Merlin, loin d’être laissé en arrière, fut obligé de tout rentrer à l’exception d’un petit hunier à deux ris pour rester en position.
— C’est vraiment stupéfiant, dit Davidge au carré, mais j’aurais juré que le vent allait haler le nord, d’après l’aspect de la journée. Le capitaine aussi, malgré les caprices du baromètre. Mais peut-être que boire à la santé de Borée pourrait arranger les choses.
Il versa à la louche le punch dans les verres – parmi les réconforts de Pullings, il y avait une bouteille de brandy pour chacun des officiers – et dit :
— Messieurs, à Borée.
— À Borée, dit West. Mais qu’il reste décent et modéré. Pas de hunier au bas ris dans le quart de minuit.
— À Borée, vraiment, dit Stephen. Mais s’il devait être absent, par exemple une heure pendant la matinée, Mr Aubrey aurait la consolation d’aller nager, Mr Martin et moi celle de recueillir des spécimens avec le canot. Nous avons traversé cet après-midi une flottille de méduses inconnues, dont aucune n’était atteignable avec le filet à main.
— Nous vous sommes très reconnaissants de vos maquereaux et de vos bonites, dit West, mais je ne pense pas qu’il y ait à bord un seul homme qui donnerait un mille de progression vers le sud pour toutes les méduses du monde ; non, pas même cent yards, même si vous mettiez dans la balance un baril d’huîtres pour chaque table.
Le soleil du mardi, se levant au-dessus d’une mer opalescente à peine ridée à la surface sauf là où le canot traçait son sillage minuscule, éclaira les deux chirurgiens, le regard plongé dans les profondeurs translucides ou recueillant de petits organismes et des algues flottantes. Jack Aubrey, en fait, ne se consola pas en allant nager, quoiqu’il en eût bien envie après une nuit d’insomnie à tenter de pousser le navire dans la brise mourante par la force de sa volonté, tandis que le loch, filé une ampoulette sur deux, tirait de moins en moins de sa ligne, pas même un nœud unique pour finir, en dépit de toute l’aide que pouvait lui donner le quartier-maître.
Il n’alla pas nager. Dès qu’il y eut assez de lumière, il fit mettre en place des échafaudages le long des flancs et, peu après le petit déjeuner, le navire, malgré toutes ses voiles pendantes, était à nouveau affairé comme une ruche.
— C’est parfait, lança-t-il par-dessus l’eau immobile à Pullings, à bord du Merlin, par le travers à un quart de mille et pivotant tout en s’éloignant lentement, en dérive. C’est exactement ce que j’ai demandé dans mes prières.
— Que Dieu vous pardonne, murmura Killick quelques pieds au-dessous de lui, dans la grand-chambre remise en état.
— À présent nous pouvons terminer la bande noire supérieure et nous occuper de l’inférieure : nous atteignons le cuivre.
Quelques-uns des hommes les plus simples de Shelmerston le prirent peut-être au pied de la lettre, mais ceux qui avaient longtemps navigué avec le capitaine Aubrey se contentèrent d’un hochement de tête ou d’un petit sourire intime ; ils savaient fort bien qu’à certains moments un officier responsable se devait de parler comme cela, de même qu’un pasteur devait prêcher le dimanche. Ils ne le crurent pas un instant ; mais cela ne pouvait nuire en rien à leur ardeur ; et si le calme, quart après quart, avait émoussé leur premier enthousiasme, ils poursuivirent leurs travaux avec obstination. S’il y avait la moindre chance de conduire la barque à la hauteur des Açores pour jeudi, ce ne serait pas leur faute si elle n’était pas prête ; et d’ailleurs à midi les deux bandes noires inférieures étaient revêtues de tissu à voile bien fixé par une rangée de clous de cuivre serrés, au-dessus et au-dessous de la flottaison, les canons dans les deux cas ayant été rassemblés de l’autre côté pour faire gîter la frégate. Les dernières gouttes de peinture bleue avaient été étalées, raclées parcimonieusement pour couvrir le plus de surface possible ; le bleu ne suffisait pas tout à fait mais ce n’était pas grave car il se fondait dans une bordure mêlant crasse et graisse de cuisine, comme à l’habitude sur un navire en mer. De toute manière, Guzmán annonça du canot de Stephen que l’Azul et la frégate se ressemblaient désormais autant que deux petits pois sortis de la même cosse.
Il ne restait plus qu’à transformer la frégate en trois-mâts barque et à ranger sur le pont son mât de grand perroquet, très haut et trop reconnaissable, mais c’était une opération que Jack avait l’intention de repousser jusqu’au dernier moment, car ce nouveau gréement réduirait sa vitesse et pour l’instant la vitesse était indispensable.
Elle était indispensable, c’est vrai, et à midi le navire gisait immobile, n’ayant pas couvert quatre-vingts milles depuis la dernière observation. Plus cruelle, encore bien plus cruelle fut la brise quand elle arriva enfin, murmurante, de sud, exactement de face et forçant d’heure en heure.
La Surprise louvoya consciencieusement, bord sur bord ; mais c’est la mort au cœur que les hommes brassaient les lourdes vergues et réglaient les voiles le plus finement possible.
Stephen et Martin montèrent sur le pont au second cri de « Tout le monde à virer » après une séance prolongée avec leurs crustacés pélagiques, dont certains tout à fait inconnus et certainement ignorés de la science.
— Quel plaisir d’avancer à nouveau, s’exclama Stephen, comme le navire file !
Il entrevit chez Jack Aubrey un regard noir d’exaspération contenue, des lèvres crispées ; il remarqua les visages sombres des matelots dans l’embelle et à l’arrière, le silence général ; et au cri de « La barre dessous », il murmura « Redescendons ».
Ils s’occupèrent à dessiner leurs spécimens à la lumière de la grande fenêtre de poupe et quand Killick entra, Stephen lui demanda :
— S’il vous plaît, Killick, quelle est la situation générale ?
— Eh bien monsieur, dit Killick, pour autant que je voie, on ferait aussi bien de tout remballer et de rentrer à la maison ; on est là à se battre pour faire du plus près, à lutter, souffrir, tout le monde à virer de bord une ampoulette sur deux ; et qu’est-ce qu’on gagne ? Pas plus d’un mille de sud à l’heure. Et si le vent force, si on est obligé de rentrer les perroquets, on perdra du terrain. La barque marche bien, mais elle dérive quand même un peu ; et si ça se met à souffler dur, eh bien même, elle perdra du terrain.
— Mais en fait, dit Martin, si ce vent nous retient, il doit en faire autant pour l’Azul.
— Oh ! s’exclama Killick avec une sorte de hululement, mais vous voyez donc pas que l’Azul, comme on l’appelle, fait cap à l’ouest ? Pas au sud comme nous, mais à l’ouest ? Pour aller de Cadix à São Miguel ? Il a donc ce vent-là par le travers, par son travers (en montrant du doigt le flanc du navire pour bien faire passer ce qu’il voulait dire) et ces bougres-là sont avec toutes les écoutes bordées à l’arrière, debout, bras croisés, à cracher sous le vent comme s’ils avaient créé le monde, à filer six ou sept nœuds facile comme bonsoir madame, en emportant notre prise licite…
L’indignation l’étouffait.
C’est pourtant ce même Killick qui se tenait près de la bannette de Stephen le lendemain matin, mercredi, le visage illuminé, secouant les cordages auxquels le lit était accroché et répétant :
— Les compliments du capitaine, et le docteur voudrait-il voir une vision magnifique… Les compliments du capitaine, et le docteur voudrait-il voir…
En descendant de sa bannette, Stephen constata que le pont était incliné d’au moins vingt-cinq degrés ; prudemment appuyé à la cloison, il enfila sa culotte, se blottit dans un vieux manteau et émergea dans une journée superbe.
La Surprise était fort inclinée, de l’eau blanche bouillonnant le long de sa lisse sous le vent et jaillissant de son bossoir ; la brise vive était un peu trop sur l’avant pour que les bonnettes portent mais avec la vieille habitude de Jack d’envoyer en tête de mât câblots et aussières légères comme pataras supplémentaires, elle était pourtant sous perroquets et fonçait à une vitesse splendide – matelots heureux tout au long du passavant au vent, rires sur le gaillard d’avant.
— Vous voici, docteur ! s’exclama Jack. Le bonjour à vous. N’est-ce pas charmant ? La brise a viré dans un grain noir peu après que vous êtes allé vous coucher et s’est mise à souffler de l’ouest par sud pendant le quart du jour ; et je crois bien qu’elle va haler jusqu’au nord de l’ouest. Mais venez avec moi… attention où vous mettez les pieds. (Il le conduisit tout clignant et engourdi jusqu’au couronnement et dit :) Là. Voilà pourquoi je vous ai réveillé.
D’abord Stephen ne vit rien de spécial, puis il se rendit compte que la mer proche, sous le vent, était remplie, absolument remplie de baleines : un immense banc de cachalots allant dans une direction, passant au-dessus, au-dessous, autour et au milieu d’un banc de baleines franches allant dans l’autre sens. Partout où il regardait, d’énormes formes sombres s’élevaient, soufflaient, parfois en surface, plus souvent plongeant d’un coup et, ce faisant, montraient bien leurs énormes nageoires de queue au-dessus de la surface. Certaines étaient si proches qu’il pouvait entendre leur souffle, leur respiration violente, presque explosive, et leur inspiration profonde.
— Grand Dieu, grand Dieu, dit-il enfin, quelle splendeur de la création.
— Je suis si heureux que vous les ayez vues, dit Jack. Dans cinq minutes ç’aurait été trop tard.
— Combien j’aurais voulu envoyer chercher Martin.
— Oh, il est déjà debout. Il est dans la hune d’artimon, comme vous voyez.
Il s’y trouvait, l’intrépide, et ils agitèrent leurs mouchoirs de poche pour se saluer ; en rangeant le sien, Stephen regarda discrètement le soleil. Il était du côté gauche, pas très loin au-dessus de l’horizon ; le navire courait donc vers le sud tant désiré et il pouvait sans risque dire :